UNE IMAGE
DE LA PERFECTION
Eragon s’agita sur sa couche sans ouvrir les yeux. Il somnola un moment ; puis une pensée confuse émergea dans son esprit : « Comment suis-je arrivé ici ? » Perturbé, il tira les couvertures sur lui, et sentit quelque chose de dur contre son bras droit. Il tenta de remuer son poignet. La douleur le réveilla tout à fait. « Les Urgals ! »
Il se redressa en sursaut.
Il était allongé dans une petite clairière, seul ; un maigre feu de camp y brûlait, réchauffant une marmite de ragoût. Un écureuil sautillait sur une branche. Son arc et son carquois étaient posés près de lui. Il voulut se relever et grimaça. Il était épuisé et perclus de courbatures. Une solide attelle soutenait son bras blessé.
« Où sont passés Brom et Saphira ? » Il essaya de contacter la dragonne, mais, à sa grande inquiétude, il échoua. Comme il mourait de faim, il mangea le ragoût. Pas tout à fait rassasié, il chercha les bâts, espérant y dénicher un quignon de pain.
Il ne vit ni bâts ni chevaux autour de lui. « Il doit y avoir une bonne raison à ça », songea-t-il, en dominant une poussée d’angoisse.
Il fit quelques pas pour inspecter la clairière, puis il retourna vers sa couche et roula les couvertures. Ne sachant que faire d’autre, il s’assit contre un arbre et regarda passer les nuages. Des heures s’écoulèrent. Brom et Saphira ne se montraient pas. « Pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé… » pensa Eragon.
L’après-midi s’avançait ; le garçon s’ennuyait. Il explora un peu la forêt alentour. Lorsqu’il en eut assez, il s’installa sous un sapin et avisa une grosse pierre. Au milieu, un creux s’était formé, dans lequel stagnait de l’eau de pluie.
Eragon regarda cette petite flaque et se rappela les conseils que le conteur lui avait donnés pour invoquer des images. « Je verrai peut-être où est Saphira. D’après Brom, cela demande pas mal d’énergie, mais je suis plus costaud que lui… » Il inspira à fond et ferma les yeux. Il évoqua dans son esprit une image de Saphira la plus fidèle possible. Ce fut moins facile qu’il ne le pensait. Puis il dit :
— Draumr kópa !
Et il fixa la flaque.
Sa surface devint complètement lisse, solidifiée par une force invisible. Les reflets disparurent, et l’eau était, à présent, translucide. Une image de Saphira en plein vol y miroita. Autour d’elle, tout était blanc. Brom se tenait sur son dos, la barbe au vent, épée sur les genoux.
Fatigué, Eragon laissa l’image s’effacer. « Au moins, ils sont vivants. »
Il s’accorda un répit pour récupérer. Puis il se pencha sur l’eau :
« Roran, où es-tu ? » Il vit clairement son cousin en esprit. Sans réfléchir, il utilisa la magie et prononça encore une fois les mots.
L’eau se figea, et l’image se dessina à sa surface. Roran apparut, assis sur un siège invisible. Comme Saphira, il était entouré de blanc. De nouvelles rides marquaient son visage ; il ressemblait plus que jamais à Garrow. Eragon retint l’illusion tant qu’il put. « Roran ne serait plus à Therinsford ? s’étonna-t-il. Puisque je ne visualise pas le lieu, c’est qu’il est à un endroit où je n’ai jamais été. »
L’effort lui avait couvert le front de sueur. Il soupira et, pendant un long moment, se contenta de rester assis. Puis une idée absurde lui passa par la tête : « Qu’arriverait-il si j’invoquais quelque chose que j’aurais imaginé ou rêvé ? » Il sourit : « Peut-être découvrirais-je à quoi ressemblent les profondeurs de ma conscience ? »
L’idée était trop tentante. Eragon s’agenouilla au-dessus de l’eau une troisième fois. Que chercherait-il ? Il pensa à plusieurs choses et les rejeta en se rappelant le rêve de la femme emprisonnée.
Il grava la scène dans son esprit, prononça la formule magique et scruta l’eau avec intensité. Il attendit. En vain.
Déçu, il était sur le point d’abandonner quand une noirceur d’encre monta du fond de l’eau en tourbillonnant et couvrit la surface. L’image d’une bougie éclairant une cellule de pierre apparut. La femme de son rêve était recroquevillée sur un matelas posé dans un coin. Elle leva la tête, rejetant ses cheveux noirs en arrière, et elle fixa Eragon. Il en fut pétrifié. La force de ce regard le clouait sur place. Des frissons glacés coururent le long de son dos lorsque leurs yeux se rencontrèrent. Puis la vision se troubla et disparut lentement.
L’eau redevint claire. Eragon se remit à croupetons, le souffle court. C’était impossible ! La femme ne pouvait pas exister : elle n’était qu’un rêve ! Et comment aurait-elle su qu’il la regardait ? Et lui, comment avait-il pu invoquer l’intérieur d’une prison qu’il n’avait jamais vue ? Il secoua la tête, se demandant si certains de ses rêves n’étaient pas des visions.
Le bruit des ailes de Saphira le tira de ses réflexions. Il courut vers la clairière et arriva au moment où la dragonne atterrissait. Brom était sur son dos, comme Eragon l’avait vu dans son invocation, mais son épée était couverte de sang son visage furieux et sa barbe tachée de rouge.
— Que s’est-il passé ? demanda le garçon, redoutant que son ami eût été blessé.
— Ce qu’il s’est passé ? rugit le conteur. J’ai essayé de réparer les dégâts que tu as causés.
Il fouetta l’air de son épée, répandant une pluie de sang.
— Sais-tu ce que tu as fait, avec ton petit tour de magie ? Le sais-tu ?
— J’ai empêché les Urgals de vous tomber dessus, se justifia Eragon, un nœud dans l’estomac.
— J’avais compris, signala Brom, mais cela a failli te tuer ! Tu as dormi pendant deux jours. Il y avait douze Urgals ! Douze ! Et tu as été incapable de te retenir : tu as tenté de les renvoyer jusqu’à Teirm, pas vrai ? Qu’est-ce que tu t’imaginais ? Leur lâcher à chacun une pierre sur la tête, voilà ce qu’il aurait été intelligent de faire ! Mais non, tu t’es contenté de les assommer. Comme ça, ils ont eu tout loisir de se réveiller et de s’enfuir ! J’ai passé les deux derniers jours à les poursuivre. Même avec l’aide de Saphira, j’en ai laissé échapper trois.
— Je ne voulais pas les tuer, reconnut Eragon, mal à l’aise.
— Tu n’as pas eu ce genre d’états d’âme à Yazuac !
— Je n’avais pas le choix, alors, et je ne maîtrisais la magie. Cette fois, j’ai préféré ne pas recourir à une telle extrémité.
— « Une telle extrémité » ? Tu crois qu’ils auraient hésité, eux, si tu avais été à leur merci ? Et pourquoi, mais pourquoi t’es-tu montré à eux ?
— Ils avaient repéré les empreintes de Saphira, m’aviez-vous dit, se défendit Eragon. Alors, quelle importance s’ils me voyaient ?
Brom planta son épée dans la terre et s’exclama :
— J’ai dit qu’ils avaient probablement repéré ses traces ! Il y avait une chance pour qu’il n’en soit rien. Ils pouvaient imaginer qu’il s’agissait de voyageurs égarés… Maintenant, ils savent à quoi s’en tenir. Quelle idée d’atterrir pile devant eux ! Quelle idée de les laisser en vie pour qu’ils répandent dans toute la contrée des histoires fantastiques ! Des histoires qui pourraient bien remonter jusqu’à l’Empire !
Brom leva les bras au ciel :
— Après ça, tu ne mérites plus d’être appelé Dragonnier.
Le vieil homme arracha son épée du sol, s’assit près du feu et sortit un chiffon de sa tunique pour nettoyer sa lame.
Eragon était sidéré.
Il voulut demander conseil à Saphira, mais tout ce qu’elle trouva à dire fut : « Discute avec Brom. »
Le garçon, hésitant, vint s’asseoir à côté de Brom et demanda :
— Ça changerait quelque chose si je disais que je suis désolé ?
Le conteur soupira et rengaina son épée :
— Non, tes remords ne changeront rien.
Il enfonça un doigt dans la poitrine d’Eragon :
— Tu as fait de mauvais choix, qui auraient pu avoir de graves conséquences. Et la première d’entre elles, c’est que tu risquais de mourir. Mourir, Eragon ! Désormais, tu vas te mettre à réfléchir. Ce n’est pas pour rien qu’on naît avec un cerveau dans la tête, et pas un petit pois !
Le garçon acquiesça, confus.
— Cependant, murmura-t-il, je n’ai pas aussi mal agi que vous pensez : les Urgals connaissaient déjà mon existence. Ils avaient reçu l’ordre de me capturer.
La stupéfaction agrandit les yeux de Brom. Il ficha sa pipe éteinte dans sa bouche :
— C’est bien plus grave que je ne craignais ! Saphira m’a appris que tu avais parlé avec les Urgals, mais elle n’a pas mentionné cela.
En quelques phrases, Eragon résuma sa confrontation avec les monstres.
— Donc ils ont un chef, maintenant ! s’exclama Brom.
Le garçon opina.
— Et toi, tu as attaqué ses hommes, tu as refusé d’obéir à ses ordres et tu l’as insulté ? Ça ne peut pas être pire. Si tu avais tué les Urgals, ton insolence serait passée inaperçue. À présent, elle ne peut rester ignorée. Félicitations ! Te voilà l’ennemi déclaré d’un des êtres les plus puissants de l’Alagaësia !
— D’accord, j’ai commis une erreur.
— En effet ! acquiesça le vieil homme, les yeux jetant des éclairs. Mais, ce qui m’inquiète le plus, c’est de ne pas connaître ce chef des Urgals.
Eragon réprima un frisson et demanda doucement :
— Qu’est-ce qu’on fait, alors ?
Il y eut un silence gênant.
— Ton bras ne sera pas guéri avant deux ou trois semaines, finit par déclarer Brom. Tu profiteras de cet intervalle pour te mettre un peu de plomb dans la cervelle ! Je reconnais que c’est en partie ma faute. Je t’ai appris comment agir, mais pas à quel moment. Pratiquer la magie exige de la discrétion, une qualité dont tu n’es pas naturellement pourvu. Toute la magie de l’Alagaësia ne te sera d’aucune aide si tu ne sais pas dans quelles circonstances t’en servir.
— Mais nous allons quand même à Dras-Leona, n’est-ce pas ? s’inquiéta Eragon.
Brom roula des yeux :
— Oui ! Nous continuerons à chercher les Ra’zacs ; mais, même si nous les trouvons, il nous faudra attendre que tu sois guéri pour les affronter.
Le vieil homme dessella Saphira.
— Es-tu en état de chevaucher ? demanda-t-il.
— Je crois.
— Tant mieux. Nous en profiterons pour avancer de quelques lieues.
— Où sont Cadoc et Feu-de-Neige ?
— Par là. Je les ai attachés à un endroit où ils avaient de quoi paître.
Eragon prépara ses affaires, puis il suivit Brom vers les chevaux.
Saphira lui fit remarquer : « Si tu m’avais exposé ton plan, rien de cela ne serait arrivé. Je t’aurais dit que c’était une mauvaise idée d’épargner les Urgals. Je n’ai accepté de t’obéir que parce que j’espérais que tu serais au moins à moitié raisonnable ! »
« Je n’ai pas envie de parler de ça. »
« Comme tu voudras. »
Tandis qu’ils chevauchaient, Eragon serrait les dents à chaque cahot du chemin. Eût-il été seul, il se serait arrêté ; mais Brom était près de lui, et le garçon n’osait pas se plaindre. Le vieil homme avait entrepris de lui décrire différents scénarios combinant les Urgals, la magie et Saphira. Les possibilités de combats étaient multiples et variées ; certaines mettaient en scène d’autres dragons ou un Ombre comme adversaires.
À la torture physique s’ajouta bientôt pour Eragon la torture mentale. À la plupart des questions de Brom, il répondait à côté, ce qui le frustrait de plus en plus.
Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour la nuit, le conteur marmonna un bref :
— Il faut bien débuter.
Eragon comprit que Brom était déçu.